Je ne suis pas un trophée, je mérite d’être considérée.
- sylviegueroult
- 14 nov. 2024
- 5 min de lecture
La femme de ménage, un « objet » de distinction sociale ?
Il y a quelque temps une amie me demande de l’accompagner à un cocktail. Habituellement, je décline poliment ce type d’invitation de peur de m’y ennuyer. Mais cette fois-ci c’est décidé, j’accepte ! Je m’ennuierai peut-être, mais non sans élégance, grâce au choix d’une robe chic et pailletée.
Lors d’une conversation, un homme d’une quarantaine d’année, que je ne connais ni d’Eve, ni d’Adam, me demande ce que je fais dans la vie. Je lui réponds naturellement « femme de ménage ». Il semble interloqué. Évidemment, ma tenue ne coïncide pas avec le métier annoncé. Il me pose alors bon nombre de questions et souhaite en savoir plus sur la façon dont j’appréhende la relation avec mes employeurs. Je lui rétorque que je suis généralement appréciée dans mon travail et qu’avec certains clients, nous avons plaisir à partager un café, avant de commencer mon travail.
Sa réaction est pour le moins surprenante – certains la jugeront teintée d’agressivité :
- « Ah oui donc si vous travaillez chez moi, je vous offre un café et vous voulez être copain-copain ? »
Cette remarque me laisse sans voix. Qu’il ait l’indécence de me prêter de telles attentions me heurte au plus haut point. Je juge plus intelligent de laisser la conversation en suspens. Une question me taraude pourtant, est-ce stratégique, de sa part, de chercher à me mettre en difficultés ? Ces paroles lui appartiennent, je ne saurais jamais ce qu’il voulait me dire exactement, mais, ce type de remarque n’est jamais anodin.
Je suis songeuse quant au fait de devoir maintenir mes distances au travail. Le juste équilibre entre l’empathie, qui me caractérise et la nécessité de poser un cadre professionnel. Quid de ma place ? Quelle confiance accorder dans ces relations hiérarchiques, pour le moins déséquilibrées ? A mon sens, cela reste variable et unique à chaque relation. Il est pourtant NORMAL que des employeurs me considèrent avec respect et soient désireux de valoriser mon travail.
Cependant, cette posture est délicate. J’opère une distinction entre la considération DANS mon travail et la considération DE mon travail.
A mon arrivée, dans certaines familles, un rituel s’est instauré, nous prenons un petit moment pour un café même si cela ne dure que quelques minutes, cet instant est précieux. Il me permet de commencer mon travail dans la douceur !
Ce n’est qu’un café bien sûr, mais cet acte montre que je suis considérée dans mon travail. Je ne suis pas transparente, je suis quelqu’un.
Je viens de terminer mes trois heures de ménage, avec ferveur, au sein d’une maison où il n’y a personne. Au moment de quitter mon travail la maman et ses enfants rentrent, le temps est pluvieux, ils traversent le hall sans s’essuyer les pieds sur le paillasson ! Évidemment, leurs chaussures laissent des traces. Je regarde mon travail « s’évaporer » en quelques secondes…
Je sais dès lors que la considération de mon travail dans cette famille n’est pas présente.
Le juste dosage
Il m’est nécessaire d’être vigilante parfois quant à mon implication dans les familles, il faut trouver la juste position. Je suis consciente du fait que je reste la femme de ménage. Ne pas être intrusive, tant dans les paroles que dans les actes.
Je reste la dominée celle à qui l’on donne des ordres et qui doit obéir.
Celle qui est dans une classe sociale inférieure, celle à qui l’on laisse les tâches les plus ingrates, celle qui n’est pas très cultivée (je ne suis pas conditionnée pour lire Nietzsche ...)
La femme de ménage restera femme de ménage, c’est ancré. On ne devient pas femme de ménage, on nait femme de ménage !
La sélection est faite, certains parents ne donnent pas le choix aux jeunes filles, même encore en 2024. Il existe des écoles qui « fabriquent » des « Femmes à tout faire ». Des stages sont prévus dans des familles qui
profitent de ces jeunes, à moindre coût. Elles gardent les enfants, font le ménage… et généralement leur voie est toute tracée. C’est un arrangement social.
Déterminisme social
Malheureusement, il est difficile de se sortir de ce carcan. J’ai très souvent fait le constat du regard de jugement de mon infériorité quant à l’annonce de mon métier. Maintes fois, j’ai vu des visages qui parlaient d’eux-mêmes. Je ressens ces yeux marqués de pitié qui se disent « pauvre femme, elle n’a pas eu de chance dans sa vie ». Ils ajoutent que ce travail est difficile, que je suis courageuse, comme si un besoin de se justifier paraissait nécessaire.
Parfois un réconfort arrive, un soupçon de vérité, de lucidité pointe le bout de son nez et cela est un vrai bonheur d’être reconnue pour ce que l’on est, surtout lorsque cela est inattendu.
Quelle fut ma surprise lors d’une visite chez un cardiologue qui me demande mon métier je lui réponds : « femme de ménage » et là il me rétorque : « Ah quel beau métier, vous êtes tellement utile, j’aimerais qu’une personne comme vous soit présente chez moi tous les jours pour aider ma famille ». Ce moment, je ne l’oublierai pas. Cet homme qui travaille dans le « care », est conscient de la nécessité de mon métier. A cet instant, je me sens valorisée !!! Alors pour cela : mille mercis !
Se distinguer
En échangeant avec d’autres femmes de ménage, je me suis rendue compte qu’une hiérarchisation interne est installée. Il est plus gratifiant de
travailler chez un notable, médecin, avocat, notaire, ou comédien etc. … que chez des employeurs « lambdas ». Ce propos me sidère au plus haut point. Pour ma part, cela ne fait aucune différence. Je ne qualifie pas mon travail selon la distinction sociale de mes employeurs ! Je ne veux pas agir ainsi, au risque d’employer des raccourcis malsains. Je suis ce que je suis. J’essaie de faire au mieux, quel que soit l’environnement proposé.
« Employer une femme de ménage est-ce synonyme de distinction sociale ? », un questionnement que Pierre Bourdieu aurait probablement eu plaisir à commenter dans son ouvrage majeur La distinction, critique sociale du jugement.
Le sociologue oppose à la vision courante, qui tient les goûts pour un don de la nature, l’observation scientifique qui montre que ceux-ci sont déterminés et organisés entre eux par notre position dans la société.Il peut paraître évident que ceux qui boivent du champagne ont plus de chance que les buveurs de vin rouge d’avoir des meubles anciens, de pratiquer le golf, de fréquenter musées et théâtres.
P. Bourdieu montre qu’au-delà des simples effets de revenu, toutes ces pratiques révèlent des systèmes de représentations, propres à des groupes sociaux, de leur position relative et de leur volonté de se situer dans une échelle de pouvoir.
Se distinguer, à défaut de l’être : distingué.
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